Tome I

Nouvelle – Le Service des Dames

Service des dames

A six heures du matin, comme à l’accoutumée, Aline fut pour ainsi dire projetée hors de son rêve par son radio-réveil l’émouvant solo de flûte d’un concerto de Savario Mercadante s’étira, se déploya comme un ruban sonore magique, presque divin et emplit sa chambre d’une musique allègre et triomphante, mais aujourd’hui il lui semblait qu’elle venait d’être tirée de son sommeil de façon encore plus arbitraire que d’habitude et que le repos qu’elle avait thésaurisé durant la nuit lui avait été injustement retiré, il avait été gommé en quelque sorte par la brutale irruption de la musique.

Cette dernière, malgré sa pureté, ne parvenait plus à effacer l’impression, à la fois de frustration et d’anéantissement qui l’envahissait dès les premiers instants de son réveil : elle se sentait déjà lasse et ce temps nocturne de totale inconscience, de nirvâna temporaire et de fallacieuse détente qui, malgré ses imperfections, lui était devenu à présent indispensable, semblait chaque matin lui être arraché et du même coup, les quelques bienfaits qu’elle comptait en retirer, s’en trouvaient détruits.

Son énergie lui échappait peu à peu, or à son âge (bientôt soixante- dix-sept ans), elle ne pouvait plus prendre le risque de perdre la moindre occasion, de refaire ses forces qui, de toute évidence s’amenuisaient de jour en jour, ainsi chaque réveil, qui aurait dû lui paraître comme une sorte de renaissance, avait en fait un avant-goût de mort et de néants, la musique la tirait immanquablement d’un mauvais sommeil accordé chichement aux toutes dernières heures de la nuit, ou plutôt au seuil même de l’aube, après de longues plages d’insomnies ou de demi-sommeil imparfait qui n’était rien d’autre qu’une somnolence striée de cauchemars, ne lui procurant plus désormais le moindre repos.

Malgré, ou plutôt précisément à cause de ces torturants réveils qui, de matin en matin, scandaient la progressive et inexorable perte de son capital de vie, la jubilante musique de Mercadante n’en était aujourd’hui que plus exaltante encore, et un tantinet narquoise, soulignant davantage la précarité de sa propre existence. 259 Pourtant cette usure du corps, mais non de l’âme, qui l’envahissait de façon de plus en plus tangible, de plus en plus tenace, n’avait pas encore réussi à étouffer en elle un petit coin de jeunesse et elle s’y agriffait comme un noyé qui, instinctivement, se tourne vers le moindre fétu de paille qu’il considère, contre toute évidence, comme son ultime planche de salut, fût-elle aussi fragile, aussi dérisoire. Ce sursaut de jeunesse qui surgissait à l’improviste, aux moments les plus inattendus de la journée, était offert comme un don inestimable à son être usé, vieilli par cinquante-quatre années vouées au service des dames de la petite et confortable maison de retraite Sainte Ambroisine.

Cet établissement comptait douze pensionnaires égrotantes, acariâtres et moroses selon le temps ou tout simplement selon leur gré, ce qui exigeait d’Aline une dose infinie de patience et d’abnégation, si bien que ces « bains de jouvence », même s’ils n’étaient qu’éphémères, la transfiguraient, la relogeaient pour ainsi dire dans son corps alerte de jeune fille, toute fraîche émoulue de l’orphelinat où elle avait passé les 260 deux premières décades de sa vie : on ne lui connaissait ni parent, ni frère, ni sœur, elle était littéralement seule au monde, mais qu’importe, elle était en bonne santé et de plus excellait dans les travaux d’aiguille et malgré leur complexité, ses broderies ajourées, ses canevas et ses festons étaient d’une exécution si minutieuse, d’une présentation si élégante que les dames patronnesses se les arrachaient dès l’ouverture de la vente de charité organisée chaque année au profit de l’orphelinat de caractère plutôt indépendant et se plaisant en sa propre compagnie.

Aline, si elle souffrait parfois de solitude affective, supportait assez bien la promiscuité obligée du grand dortoir blanc aux lits étroits, aux petites armoires plaquées contre les murs et où toute intimité était véritablement impossible, sachant d’instinct pratiquer une sorte de relaxation sommaire, mais malgré tout efficace, qui lui permettait de s’abstraire du décor et des êtres à proximité.

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