Nouvelle – La Mal-Carrée
Clément, aussitôt son service militaire achevé en beauté dans un lointain bureau des Transmissions, fort de sa nouvelle expérience, s’était présenté à tous les concours des Postes possibles et imaginables, avait été reçu à presque tous et, contre l’avis de son père, avait tout naturellement choisi de devenir facteur.
Je dis ‘tout naturellement’, non pas que les Transmissions aient en quelque sorte été à l’origine de ce choix, car c’était plutôt l’inverse s’il avait devancé l’appel précisément afin de pouvoir choisir ces troupes spécialisées, pensant qu’elles lui permettraient de s’adonner à son penchant pour la communication et lui donneraient l’occasion de servir à relier les êtres entre eux, à les aider à entrer en relation les uns avec les autres, penchant qui remontait à dire vrai et sans la moindre exagération, à sa plus tendre enfance.
Quand sa mère, sortant parfois de sa réserve habituelle, affirmait tout de go que son fils avait fait sa première tournée de facteur à l’âge de trois ans, elle n’avait pas tout à fait tort, même si cette affirmation paraissait à certains n’être qu’une contre-vérité, voire un mensonge délibéré, et aux plus indulgents une extrapolation ne relevant que d’un amour maternel exacerbé et tant soit peu aveugle…
En réalité, entre ses parents maladivement réservés, taciturnes et repliés sur eux-mêmes, qui vivaient de leurs rentes, ou plus exactement de la retraite paternelle, dans une grande bâtisse, isolée, de guingois, au fond d’une sapinière, entre la rivière et la grand’ route, Clément, quoiqu’encore dépendant de ses géniteurs, dès qu’il avait su marcher, donc pu se détacher physiquement, c’est-à-dire, corporellement, de la triste et silencieuse trinité qu’il formait avec eux, s’était pris d’une affection profonde, compulsive, semblant aller tout naturellement de soi, pour l’unique personnage qui, selon lui, avait l’ineffable privilège de venir du dehors, était extérieur à ce triangle austère et rabat-joie dont Clément faisait partie à son corps défendant en tout cas et du haut de ses trois ans, et cet attachement exclusif pour Cyprien Dumet, le facteur du village, se nourrissait jour après jour de ces échos ponctuels qu’il apportait d’un ailleurs fascinant sous forme de lettres, de journaux ou de livres.
Il les tendait à Clément d’un geste à la fois théâtral et affectueux, sans jamais oublier de le saluer bien bas, à la manière des mousquetaires, et avec beaucoup de panache, même si son uniforme de facteur faisait plutôt triste figure.
Mais Clément n’en avait cure et jubilait, fier d’avoir été choisi par son héros des Postes pour être le maillon, l’intermédiaire entre le monde extérieur et le sien, recroquevillé qu’il était sur un demi-hectare de terre avec en son centre la maison, sorte de pavillon de banlieue incongru, plus haut que large, comme monté en graine, dont le toit exagérément en surplomb ajoutait encore à son air sinistre et dont la surface au sol, au lieu d’être carrée ou rectangulaire, était manifestement rhombique, d’où son nom de ‘Mal-Carrée’.
Clément, que son admiration inconditionnelle pour Cyprien Dumet, poussait au mimétisme, voulait bien entendu lui ressembler en tout point et avait demandé à sa mère de lui confectionner une sorte de petite besace qu’il prenait soin de jeter par-dessus son épaule du même geste décidé et précis que celui de Cyprien lorsqu’après avoir déposé un instant sur le muret de la grille sa lourde sacoche en cuir si épais, si peu souple que même à la fin de sa tournée, elle se tenait toute raide et comme empesée sur la longue table de tri du minuscule bureau de poste du village, il la reprenait pour continuer sa route.
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