Nouvelle – Illusion d’optique
Ce matin-là, lorsque Méline ouvrit les yeux sur un petit jour mesquin et lipide qui plongeait encore sa chambre dans une sorte de magma confus où se noyaient indistinctement ses meubles et ses objets favoris, elle vit, ou plutôt sentit que quelque chose autour d’elle avait changé ; en effet, même si chaque objet était resté à sa place et reprenait avec le jour naissant sa coloration habituelle, elle avait soudain conscience qu’une sorte de hiatus s’était insidieusement interposé entre elle-même et ce qui l’entourait, un peu comme si une vitre transparente, mais néanmoins robuste, avait rendu l’espace qui la séparait de son décor quotidien, infranchissable.
Il lui semblait qu’un porte-à-faux quasi imperceptible prévalait à présent dans leurs rapports de dépendance réciproque, rapports qui, jusque-là, avaient été d’une simplicité absolument sans détour. Etonnée et vaguement inquiète, Méline, que cette impression nouvelle et tout à fait inattendue, mettait mal à l’aise, s’interrogeait, se demandant ce qui avait bien pu lui arriver, à elle, et à elle seule, puisqu’en fin de compte, elle venait encore de le constater, pas le moindre bibelot n’avait été déplacé, rien n’avait bougé dans l’ordonnance de son décor habituel ; elle en arriva donc à la conclusion logique, implacable, que c’était bien elle qui avait changé.
Elle entreprit aussitôt de découvrir, ou du moins d’essayer de déceler au fond d’elle-même ce qui avait pu faire naître en elle cette étrange impression de différence, de dénivellement psychologique, et, c’est en pressentant la nature du problème qu’elle en saisit d’un coup toute l’ampleur et toute l’ambiguïté, sans pouvoir pour autant en deviner la cause, mais une chose était certaine, c’était en elle uniquement que se situait la difficulté : un peu comme si elle avait soudain voulu prendre ses distances par rapport à ce qui l’entourait, mais à son corps défendant.
Que pouvait bien signifier cette distanciation, ou plutôt cette volonté à rebrousse-cœur de distanciation, ce désir à la fois imprévisible et tellement compulsif, qui venait de l’envahir et qu’elle 233 entretenait malgré elle ? Pourtant ce décor, elle l’avait si soigneusement, si tendrement campé autour d’elle, l’avait fait serein et gratifiant, avait veillé, après de multiples tâtonnements, à ce chaque chose trouvât sa place, c’est-à-dire la seule qui convînt et qui mît en valeur son individualité. Par conséquent, pourquoi ces objets qu’elle avait si amoureusement choisis puis choyés, et qui, jusqu’à présent, s’étaient laissé apprivoiser et faisaient partie d’elle-même, pourquoi, ce matin-là précisément, lui étaient-ils devenus étrangers ?
Pourquoi ce décor dans lequel, hier encore, elle se fondait, goûtant jusqu’à plus soif le bonheur quelque peu suranné de contempler les jeux de lumière sur les étoffes soyeuses qui se mariaient si bien aux textures mates et veloutées des murs où la patine ancienne des meubles prenait des teintes fauves et presque flamboyantes, pourquoi ce décor avait-il pu susciter ce regard froid et détaché qu’à présent elle portait sur lui ?
Jusqu’alors elle s’y était glissée avec délice, sans réticence aucune, et voilà que ce matin, dès son réveil, elle avait ressenti ce malaise rien qu’en parcourant du regard son environnement immédiat et familier; elle hésita, car justement, plus rien autour d’elle ne lui paraissait familier, tout lui semblait insolite, et la parfaite ordonnance de son décor n’était plus, à ses yeux, qu’une juxtaposition incongrue, une accumulation exagérée, une surabondance insensée de meubles et de bibelots, devenus, tout simplement insupportables.
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