Tome I

Nouvelle – L’angélus

Comme autant de gravides solitudes
Maison de retraite

Même en plein été, dès les cinq heures de l’après-midi, les sages frondaisons des marronniers dans la cour de l’hospice, plongeaient la longue salle commune du rez-de-chaussée dans un demi-jour sournois d’une morne désespérance : un ressac de tristesse et de déréliction défer­lait entre les lits disposés en épis de chaque côté de l’allée centrale, d’un bout à l’autre,…

… noyait la blancheur terne et fade des draps dans un ennui gris, glutineux où le corps grêle des petites vieilles semblait s’enliser, leurs couvertures à peine soulevées, évoquant ces cartes en relief, où les collines ne sont jamais qu’esquissées…

Entre les lits et comme soutenues, étayées par eux, d’autres fragiles silhouettes se tenaient assises, leur chaise lovée au fond de l’étroite ruelle, le dossier touchant presque la table de nuit.

Table de nuit à l’unique tiroir celant leur maigre bien, leurs insignifiantes reliques : photographies, trophées arrachés au temps, preuves que l’on fut belles, gages témoignant de leur survie, attestant bien qu’elles n’étaient pas tout à fait mortes puisque ces presque cendres leur appartenaient encore.

Dans un contre-chant de suçotis tremblés, étouffés, happés et finalement engloutis par leurs lèvres vides, elles finissaient leur bol de café au lait tiède, avec, dans les yeux, le regard noyé du ‘ravi’ de la crèche.

Pauline détestait l’odeur et la saveur douceâtre voire nauséeuse du liquide épais presque froid, mais par un miracle de la mémoire chaque jour renouvelé, cet arrière-goût qui lui soulevait et le cœur et les tripes, faisait fleurir en elle des souvenirs si lointains et pourtant si puissants qu’ils l’engloutissaient toute et la recréaient, soixante-quinze ans en arrière, telle qu’à l’âge de ses neuf ans : dans la grande cuisine à l’imposant évier de grès rose entre la silhouette noire de la cuisinière en fonte et le vaisselier où les coqs peints sur les assiettes semblaient lancer des coquelicots aussi fringants que les rutilantes plumes de leur queue, c’était le temps du goûter, le café au lait fumant nimbait d’un halo ondoyant et fragile le bol en porcelaine si fine que…

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