Nouvelle – La clef
Les fins lambeaux de peau crue d’une ocre transparence, arrachés aux carottes effilées, fleurant bon la terre, et que Justine épluchait rêveusement, retombaient en entrelacs confus sur la page de journal étalée. Elle les sentait se tordre, s’enrouler au bout de son couteau, humides, légers comme une caresse, et savourait l’instant de paix et d’harmonie tranquille qui l’enveloppait.
Le décor, son décor, fait tout à la fois d’ordre sans rigueur et de sage fantaisie, l’enfermait dans une douceur chaude quasi palpable : les murs couleur ivoire de la cuisine, laqués, luisaient comme un velours de soie et concédaient à l’énorme armoire rustique qui servait de buffet, un relief et une présence presque vivante.
Elle en savait par cœur les veines du bois, pour les avoir cirées, frottées si souvent ; l’intérieur, plus que vaste, lui permettait un rangement souple où chaque chose trouvait chaque jour Une autre place, sans pour autant disparaître et demeurer introuvable, les objets allaient, venaient au gré de son vouloir à elle, qui en était l’unique et souveraine manipulatrice.
Devant elle, au centre de l’ovale gracieux de la table de cuisine, une botte de jonquilles, généreuse, bouleversante, illuminait la pièce. Justine puisait dans ce bouquet une force à la fois tangible et surnaturelle, communiait du regard à ce miracle de la nature et se laissait doucement envahir par l’osmose diffuse qui se crée toujours entre une œuvre de beauté et celui qui, le cœur en paix, la contemple avec amour.
Hormis le grattement régulier du couteau sur la surface rugueuse des carottes et le ronron presque inaudible d’une soupe mijotant languissamment sur un coin de cuisinière, la pièce était silencieuse.
Bientôt Justine mettrait le couvert pour le repas du soir, dans la grande pièce à vivre, où le poêle imposant aux faïences fleuries diffusait une chaleur quasiment humaine qui comblait le moindre vide de l’espace. Alors pour Justine et Cyrille, son mari, se déploierait comme une voile, un de ces moments bénis où le temps sort du temps et où l’espace se rétrécit pour…
Retrouvez cette nouvelle dans son intégralité dans le recueil « Comme autant de gravides solitudes » tome I en version papier ou ebook.