Tome I

Nouvelle – La Julienne

Comme autant de gravides solitudes salades
La julienne

Debout sur la huitième marche de grès rose du coquet perron en demi-lune, Clarisse, qui surveillait d’un œil tantôt vigilant et critique le va-et-vient apparemment désordonné de ses trois déménageurs et tantôt de façon plus dilettante, voire un tantinet indiscrète, les rares allées et venues de la petite impasse où elle emménageait, l’avait aperçu, ou mieux, appréhendé, non pas

tant avec les yeux, mais plutôt de l’intérieur, grâce à une sorte de télépathie quasi instantanée et radieuse qui, tout en lui laissant l’entière disposition de son regard, lui avait permis, du coin de l’œil, ou pour mieux dire, du coin du cœur, de le suivre dans sa déambulation à la fois hésitante et précise, tandis qu’il se frayait un minutieux chemin entre les meubles déposés, abandonnés sur le trottoir presque devant la grille de sa propre maison qui jouxtait celle de Clarisse, ou pour être tout à fait précis, qui jouxtait le jardin de Clarisse.

Curieux, il s’était arrêté un instant devant le camion jaune et noir dont les dimensions baby­loniennes engloutissaient littéralement la superficie déjà réduite de l’im­passe, avait levé les yeux vers la haute armoire normande qui serait si difficile à caser, et ce faisant, son regard avait croisé celui de Clarisse, debout sur le perron, juste sous la marquise aussi jolie de forme et de légèreté qu’un éventail japonais.

Le jour fade et cotonneux de ce tardif après-midi glacé filtrait au travers des vitres rosées de la marquise, renvoyant sur le visage de Clarisse une vague lueur chaude presque vivante, tandis que çà et là, le gris terne des couvertures épaisses au relent de poussière et d’ailleurs qui, le temps du voyage, avaient emmitouflé ses meubles, jetait comme une chape de tristesse et d’ennui sur l’imbroglio d’objets posés là pêle-mêle sur le trottoir, épaves égarées sur le fleuve de la vie, vagues points de repères se dérobant sans cesse, jalons éphé­mères et trompeurs qui vous accompagnent pourtant fidèlement, survivent à vos chagrins et à vos deuils, cruelle rémanence de jours bénis des dieux.

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