Nouvelle – La Terrasse
Jamais il ne serait venu à l’idée de quiconque d’appeler ce petit rectangle de ciment gris de trois mètres sur quatre une terrasse. Et pourtant madame Noblet, qui en avait l’entière jouissance, ne l’appelait jamais autrement.
Cette ‘terrasse’ donnant sur cour, était en fait le toit plat d’une cuisine ajoutée à moindres frais et comme à contrecœur à l’appartement du rez-dechaussée. Vu ainsi, ce toit aurait pu malgré tout mériter le nom de terrasse s’il n’avait buté contre le mur d’un immeuble, qui lui aussi donnait sur la cour. Si bien que, coincée entre ces deux bâtisses grises de trois et quatre étages elle ressemblait plutôt à la photo d’un radeau qu’un marin intrépide aurait prise in extrémis au milieu d’une tempête. Cernée par deux hautes vagues de murs tristes, à l’est comme à l’ouest, jetée comme une passerelle au-dessus du vide, elle donnait sur deux courettes profondes et étroites, au nord et au sud.
Pas la moindre balustrade ni le plus frêle garde-fou ne protégeait celui qui s’y risquait, seul un fil de fer où s’agrippait un lierre timide et clairsemé délimitait l’arête de ce toit plat ; à l’autre bout, il n’y avait rien. Mais trois fils d’étendage s’étiraient d’un immeuble à l’autre : ils servaient aux lessives de madame Noblet. Cette terrasse semblait sans histoire, sans passé, comme incolore, ou plutôt d’une mélancolique grisaille : les quelques plantes en pots le long du mur ne parvenaient pas à la rendre accueillante, mais les nombreuses lessives de madame Noblet y séchaient en paix, profitant des rayons obliques du couchant qui réussissaient à se faufiler entre les deux immeubles et les maisons jouxtant les cours.
Trois rangées parallèles de linge étendu comme autant de voilures claquaient au petit vent de cette fin d’après-midi de septembre : les torchons de cuisine bariolés et les serviettes de table monogrammées finissaient de sécher tandis que les chemisiers de broderie fine et les robes aux empiècements ajourés étaient prêtes pour le repassage. Madame Noblet le savait, et décida de rentrer sa lessive ou du moins ce qui était déjà sec. Pour ce faire, elle se dirigea vers la porte-fenêtre de sa chambre à coucher, le seul et unique accès de la terrasse, accès quelque peu risqué d’ailleurs car la porte-fenêtre légèrement décalée par rapport à la terrasse, s’ouvrait sur le vide, mais madame Noblet avait fait poser une passerelle, sorte de petit pont suspendu en biais muni d’une rambarde plutôt symbolique qui devait la protéger du vertige.
Madame Noblet allait donc emprunter ce chemin hasardeux lorsqu’une voix féminine venue de l’immeuble d’en face l’obligea à s’arrêter net : madame Noblet, en effet, avait besoin de toute son attention, de toute sa vigilance pour enjamber le puits sombre de la cour entre sa chambre et la terrasse, et commencer une conversation avec une inconnue ne pouvait aller de pair avec cet exploit. Elle resta donc debout devant sa porte-fenêtre ; la voix venait d’une pièce légèrement en contrebas, une cuisine probablement, à en juger par les poêles et les casseroles qui en encombraient le rebord.
« Les nouveaux propriétaires sans doute » pensa-t-elle ; hier, elle avait entendu les déménageurs. « Fallait-il placer la gazinière sous la hotte d’aération ou devant la fenêtre ? » On avait dû la placer sous la hotte car l’accès à la fenêtre semblait dégagé et c’était de là précisément que venait la voix qui parlait à madame Noblet ou plutôt qui, de but en blanc, lui posait une question. Madame Noblet pensa que c’était bien à elle que l’on s’adressait puisqu’il n’y avait personne d’autre à proximité, personne aux fenêtres, ni bien entendu, personne sur sa terrasse. Mais à qui est-elle, cette terrasse ?
Madame Noblet qui n’avait jamais, au grand jamais, vu son droit sur la terrasse ni mis en doute ni contesté, ressentit cette question comme une agression, voire un crime de lèse-majesté, de lèsepropriétaire conviendrait mieux. Bref, cette question bien innocente en apparence, vint, comme une bombe, ébranler la sérénité de madame Noblet. Une terrasse qu’elle occupait, enfin, que ses lessives, son chat, son lierre et ses plantes en pots occupaient depuis presque quarante ans, ces fils d’étendage qu’elle avait vu sceller et qui franchissaient allègrement toute la largeur de sa 5 terrasse, ce lierre qu’elle avait planté il y avait plus de vingt ans et qu’elle soignait comme on soignerait un invalide ou un rescapé du désert, en période de sécheresse bref, tout ce territoire acquis en bonne et due forme, et que ratifiait un encart ajouté au bas de son contrat de vente, pouvait-il dans l’esprit d’autrui, ne pas lui appartenir ?
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Extrait Nouvelle du 2décembre 1986