Tome I

Nouvelle – Le Balcon

Le Balcon

Un petit vent allègre et versatile émiettait les douze coups de midi et en bousculait encore quelques échos tremblants par la fenêtre grande ouverte sur la rue, jusque dans la pièce qui autrefois lui servait de salon. Ces fragiles résonances la surprenaient invariablement en pleine rêverie, elle, qui pourtant guettait midi comme on guette l’arrivée d’un voyageur longuement, fébrilement attendu.

Car midi faisait la pause, réduisait le temps distendu, fileté d’un matin à un autre matin, ce temps souple, extensible à l’infini, que rien ne venait combler, meubler, si ce n’était justement cet entracte miraculeusement posé là à la mi-journée. Midi, depuis qu’elle ne sortait plus de chez elle, était devenu le moyeu de sa vie, sa pierre d’angle, et soutenait en quelque sorte l’édifice entier de ses mornes journées qui, mises bout à bout, côte à côte, telle une mosaïque chagrine, composaient patiemment son existence uniforme, affadie et rétrécie par l’âge et la solitude.

Le douzième coup de midi s’arrondissant comme une bulle, flottait dans l’encadrement de la fenêtre du milieu, sa fenêtre de prédilection, car, étant donné la courbure de la rue, cette ouverture lui offrait le plus grand angle de vue et la perspective la plus longue. Elle lui permettait de dominer, entre la verticalité grisâtre des façades, les murs surbaissés des jardins déversant des torrents de glycines d’un mauve moelleux et délicat qui mêlaient leur parfum à celui des tilleuls dont les frondaisons épanouies surplombaient les murs. Cette fragrance panachée de ciel et de soleil montait jusqu’à sa fenêtre et l’attirait irrésistiblement. Son petit repose-pied en bois de buis jaunâtre, sur lequel elle se hissait périlleusement, lui permettait de se pencher davantage et, du haut de son premier étage, le ‘Piano Nobile’ des italiens, de culminer au-dessus du théâtre vivant de la rue. C’était pour elle, à chaque fois, un glorieux ravissement mais aussi une véritable prouesse car il lui fallait se hisser sur ce tabouret, y poser les deux pieds, l’un après l’autre, sans le faire basculer, sans risquer de perdre l’équilibre…

Aujourd’hui, malgré la poétique touffeur de l’air et la promesse d’une radieuse fin de matinée printanière, elle eut du mal à s’installer, debout sur son repose-pied, sa jambe gauche lui parut plus raide que la veille et une petite douleur sournoise aux creux des lombes faillit lui faire perdre l’équilibre. Elle décida de l’ignorer ainsi que les battements éperdus de son vieux cœur. Sa rue à midi s’emplissait instantanément de mouvement, de bruit et de couleurs et c’était en vérité un des rares liens qu’elle gardait avec les vivants. Ceux qui passaient sous sa fenêtre ne se doutaient guère qu’ils existaient, en gros plan, dans la texture distendue d’une conscience inconnue, insoupçonnée. Ils marchaient, parlaient, riaient entre eux mais quelqu’un s’appropriait leurs paroles, s’emparait de leur personnalité et enfilait bout à bout ces impressions comme on enfile des perles pour en faire un collier et le porter sur soi ; elle thésaurisait patiemment les regards, les gestes et les tressait dans les méandres de leur caractère décelé, deviné, jour après jour.

Ces passants lointains étaient devenus ses proches, elle connaissait leurs défauts, leurs faiblesses pas même leurs tics ne lui échappaient et rien qu’à l’inflexion d’une voix, savait si la matinée leur avait été bonne. De même que le négligé d’une coiffure, une robe à longueur de semaine la renseignait en un seul coup d’œil davantage que tout un volume de psychologie.

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