Nouvelle – Le chemin
L’été venait à peine de finir que déjà la nature semblait se mourir elle-même et prenait, pour bien montrer son renoncement, des teintes, fades et moroses qui évoquaient et annonçaient déjà le pourrissement lent et inéluctable, le long travail qui, au cours de l’hiver, allait se poursuivre se parfaire pour finalement aboutir à la mort de toute feuille, de toute fleur et de toute beauté.
Les pluies de l’automne avaient envahi les chemins qu’elles transformaient en torrents et les remplissaient de voix ardentes et tumultueuses lui évoquai celles des prophètes. Mathieu Berger avait lutté toute la matinée, mais le torrent avait gagné et emporté une partie du chemin : ils étaient présents, lui et Jeanne sa femme, pour ainsi dire coupés du monde, retranchés derrière leur forêt de châtaigniers, d’aulnes et de chênes verts.
Il y avait bien un sentier de chèvres qui dévalait la colline entre les pommiers et les murets de pierre sèche, il arrivait au hameau comme par surprise, longeant les carrés de légumes derrière les maisons. Mais ce chemin était, lui aussi, impraticable en hiver, oblitéré par les éboulis de pierres mortes que la pluie et le vent faisaient rouler par à-coups entre les troncs.
Chaque hiver, à présent qu’ils étaient tous deux retraités du Trésor depuis trois ans bientôt, voyait Mathieu et Jeanne se suffire à eux-mêmes un peu comme ces marmottes ou ces loirs qui, à l’approche des froids, s’endorment dans leur trou, pour ne se réveiller qu’au printemps.
Ces deux êtres leur ressemblaient, comme eux ils avaient engrangé châtaignes et marrons, ces fruits lisses et luisants qui jonchent les chemins dans leur bogue entrouverte et vous laissent entre les doigts une impression de perfection et d’éternité. Ils avaient récolté les grosses fèves rouges accrochées aux longues perches plantées en ronds qui transforment les potagers en camps de Sioux.
Ils avaient fait sécher les figues aux entrailles couleur de sang frais et ramassé les prunes et les noix 25 et cueilli le raisin qui sécherait au soleil, sur le pas de la porte. Le jambon qui leur permettrait de passer l’hiver sans l’aide de quiconque, pendait déjà dans la cheminée, se bonifiant au fil des jours. Mathieu, que sa lutte acharnée contre l’eau bouillonnante avait épuisé, contempla le chemin interrompu, culbuté par le torrent qui dévalait la pente laissant de chaque côté comme une plaie ouverte de boue jaune si singulière qu’il détourna les yeux pris de nausée. En aval, il ne conduisait plus nulle part, ce chemin brisé par la saison des pluies, mais en amont, au-delà de la maison, il montait par paliers jusqu’aux sommets où la vue était vaste et où il ne restait plus rien entre soi et le ciel, rien que les vallonnements sombres des forêts l’infini. On se sentait libre, léger, immense, confondu avec le vent, les nuages, la pluie, la neige. On devenait le vent et les nuages et l’on s’envolait avec eux, Ia nuit allait descendre, le ciel d’un gris noirâtre annonçait de nouvelles cataractes et vers le couchant, de minces rayons contournaient la masse ventrue des nuages et les bordaient de lumière, la nuit se ferait déluge, il valait mieux rentrer.
Ce 26 premier jour de renoncement affectait toujours Mathieu, car c’était le signal, le symbole de longs préparatifs oui d’année en année, les conduisaient tous deux vers la mort. L’hiver, cette saison, qui par la force des choses et des éléments, les contraignait au renoncement, au dépouillement, à l’isolement, les obligeait à vivre plus intensément chacun à sa manière. Mathieu, que ses voyages comblaient, les préparait, les mijotait pour ainsi dire, pendant l’hiver, et c’était au printemps, comme pour croiser les hirondelles et les cigognes, qu’ils s’envolaient tous deux littéralement, puisqu’ils prenaient l’avion, vers les pays où, la nuit, on voit la Croix du Sud barrer le ciel
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