Nouvelle – Le mas
Le mas La maison était bâtie tout en longueur au pied d’une restanque où d’immenses pins maritimes l’abritent du mistral au nord. A l’est comme à l’ouest ses fenêtres donnaient sur trois rangées d’oliviers, rangées qu’on avait dû interrompre à l’emplacement de la maison lors de sa construction au début du siècle, les oliviers sont de belle taille, ayant miraculeusement échappé aux hivers incléments de 1929 et de 1956.
Ils encadraient les fenêtres de leur feuillage gris-vert minutieux et léger et en été projetant autour d’eux cette ombre subtile et vaporeuse que seuls les grands peintres réussissent à transposer sur leurs toiles.
Au sud, au pied de la terrasse qui longeait la maison, une vigne basse, comme tapie contre la terre ocrée, descendait progressivement vers la mer et ne s’arrêtait que là où commence le sable clair de la plage. Cette vigne aux tiges noduleuses s’étalait en carré autour d’un figuier 40 séculaire qui semblait recomposer, restructurer autour de ses branches musclées tout le paysage qui, en contrebas à l’horizon, venait broncher sur la ligne mouvante de la mer. Julien, qui tenait la maison de ses parents depuis leur mort, l’appelait le mazet, comme eux, alors qu’Agnès, sa femme, disait toujours le mas, en parlant de la maison.
Depuis trente ans qu’ils y vivaient, seuls, sans enfants, sans famille, Agnès l’avait transformée et c’était en quelque sorte sa chose, son œuvre, son enfant. C’est elle qui avait donné sa place à chaque meuble, chaque objet rapporté des lointains voyages de Julien, qui avant de prendre sa retraite avait été capitaine au long cours. A chaque retour au mas, depuis son tout premier voyage, bien avant son mariage avec Agnès, il rapportait scrupuleusement un souvenir qu’il choisissait au hasard des escales, au gré de sa bourse ou tout simplement de la place dont il disposait à bord à ce moment-là. Au retour, il les entassait pêle-mêle dans les différentes pièces où ils s’accumulaient sans grâce, comme dans l’arrière boutique d’un brocanteur négligeant et oisif.
Mais Agnès, qui au début de leur mariage avait supporté avec indulgence et avec un certain détachement ce bric-à-brac cosmopolite, et qui s’était contentée de nettoyer les objets et de cirer les meubles, avait fini par oser les changer de place et avait entrepris de remiser les plus laids dans les combles. Julien qui lorsqu’il revenait, gardait la nostalgie des grands espaces, et ne se trouvait vraiment à son aise que dans sa vigne, sa pinède ou son oliveraie, la laissait libre d’agir à sa guise, Agnès, à qui la solitude et les déménagements ne faisaient pas peur, se mit à transformer le mas selon ses goûts et ses humeurs.
La grande salle donnant sur la terrasse, était son domaine préféré et elle avait su au fil des ans et malgré la disparité des souvenirs de Julien, leur trouver un emplacement qui non seulement les mettait en valeur individuellement mais rehaussait la beauté de l’ensemble et cela, malgré leur origine éloignée dans le temps et dans l’espace. Si bien qu’en pénétrant dans la grande salle on assistait à un miracle, une transfiguration des formes et des volumes, car Agnès savait intuitivement 42 équilibrer les couleurs, les lignes et les textures et son instinct l’aidait à se servir de la lumière mouvante et versatile qui nimbait ces objets et les sublimait. De la sorte, elle avait réussi, à force de ténacité et de tendresse, à métamorphoser en œuvre d’art, un Bouddha de pacotille que Julien avait marchandé au fond d’une méchante boutique de Bangalore.
Elle l’avait remisé sous les combles, agressée par le clinquant jaune paille du laiton flambant neuf. Puis un jour, rangeant la soupente, elle le vit, patiné sous la couche de poussière fine et fut émue par l’expression sereine et méditative de son regard, il n’avait plus rien de criard ni de déplaisant. Ce bouddha assis dans la posture du Lotus, le buste droit, les jambes croisées, repliées à l’extrême, la plante des pieds tournée vers le ciel et lovée dans le creux de l’aine.
C’était une reproduction fidèle d’un Bouddha de l’époque Gupta, avec sa protubérance crânienne et sa loupe de poils entre les yeux. Si la texture de la statue était sans valeur, il n’en était pas de même pour le moule d’origine, car le drapé de la robe le long des genoux pliés avait la souplesse de la vie, et les myriades de ridules sous la plante des pieds s’inscrivaient comme un réseau ténu mais scrupuleux dans le métal bon marché. Agnès mit des semaines à éteindre l’éclat provoquant du métal et, millimètre par millimètre, afin de ne pas abraser les minuscules sillons.
Agnès parvint à donner à la petite statue une patine, un velouté si soyeux, qu’elle enchantait les yeux et les mains, les invitant à la caresse. Puis elle le plaça, là, où l’éclairage somptueux et doux du couchant venait le draper d’une luminescence toute intérieure qui semblait lui prêter vie et pensée. A ses pieds, dans une coupelle, une seule fleur, blanche, lui conférait une note de simplicité exquise qui ne manquait pas de troubler quiconque prenait la peine de le contempler. Ainsi, lorsque son regard se posait sur la silhouette immobile du Bouddha assis, Agnès sentait vibrer en elle, par-delà l’objet souvenir, grâce aux récits de Julien, la mystique d’un peuple multiple, ondoyant dans l’enchantement silencieux des temples, parmi les bonzes aux robes safranées et mouvantes.
Elle voyageait ainsi, par paroles interposées, dans des pays qu’elle ne verrait jamais mais qu’elle connaissait depuis plus de trente ans. De la sorte, elle avait apprivoisé l’Afrique grâce aux pittoresques anecdotes remémorant l’acquisition d’une superbe défense d’éléphant, arquée comme un pont vénitien ouvragé et fragile, et qu’elle avait placée, bien en évidence, sur le secrétaire empire, dans la grande salle. Julien, lors d’une escale au Ghana, l’avait découverte, dans les méandres d’un souk, enfouie sous des tam-tams et des masques rituels taillés dans du bois d’ébénier. Sa teinte ivoirine, sa délicate courbure, la finesse et la précision des coups de ciseau l’avaient séduit. C’était une belle œuvre, cette défense d’une seule pièce, dans laquelle l’artiste avait ciselé une ribambelle d’éléphants dont la taille allait s’amenuisant, épousant l’envergure de la défense.
Il les avait façonnés dans l’ivoire, les uns derrière les autres, la trompe du plus grand nouée à l’extrémité de la queue de celui qui le précédait, pour aboutir enfin à un minuscule éléphanteau qui brandissait sa 45 trompe d’un air guilleret et victorieux comme s’il venait de franchir les Pyrénées et les Alpes avec l’armée d’Hannibal. Ce cortège d’éléphants, majestueux et gracieux tout à la fois, plaisait à Agnès car il lui servait de mot de passe pour tout un continent.
Elle aimait ‘voyager’, rien qu’en posant son regard sur un objet-souvenir qui à l’instar de la madeleine de Proust, recréait à lui seul, un univers idéal et lointain, véritable machine à remonter à la fois le temps et l’espace L’été, à son comble, tremblait de lumière et de chaleur suffocante, Agnès, que la canicule accablait, s’était retranchée, persiennes closes, dans la moite pénombre de la grande salle. Le Bouddha, occulté par l’absence de lumière, avait pris la teinte sombre d’un bois d’acajou et semblait rêver…
Retrouvez cette nouvelle dans son intégralité dans le recueil « Comme autant de gravides solitudes » tome I en version papier ou ebook.