Tome I

Nouvelle – Le palais des vents

Le palais des vents

La lumière délicatement satinée d’un couchant pailleté d’ors et de bronzes frappait de plein fouet les deux châssis à guillotine de la fenêtre de sa chambre, et même si les rideaux de cretonne fleurie effaçaient ou plutôt, tamisaient la calme splendeur recueillie d’un soleil hivernal à son déclin, l’espace à l’intérieur de la pièce en était cependant comme renouvelé, transfiguré même : une sorte de halo presque imperceptible lové autour des choses en arrondissait les formes, en estompait délicatement les contours et en métamorphosait les teintes, leur donnant une discrète patine qui, en quelque sorte, les sublimait.

Mais il y avait longtemps que tante Maud ne savourait plus cette heure de fin d’après-midi jadis pourtant vénérée entre toutes pour la brillance de l’air, et la luminescence vénitienne de son espace. Les rideaux fermés à la beauté précaire, mais, chaque jour renouvelée, du couchant, n’étaient en somme que l’aboutissement inéluctable ou encore qu’une étape dans la lente désaffection d’une vie que le temps avait rongée pour ainsi dire jusqu’à l’os.

Aujourd’hui, elle s’était refusée à tout effort : de son lit elle devinait, pour l’avoir si longtemps chéri et absorbé comme un véritable élixir de vie, la luminosité apaisante et toute particulière du ciel à cette heure privilégiée du jour, cette fois pourtant elle ne gardait sur la rétine, lorsqu’elle ouvrait puis refermait lentement ses yeux fatigués, que le quadrillage de la fenêtre qui, resté en filigrane sous ses paupières, évoquait, douloureux symbole, la grille serrée d’une lucarne de cachot.

Pourquoi l’espace, le mouvement, la vie elle-même, s’étaient—ils insi­dieusement et irréversiblement amenuisés ainsi, réduits de telle sorte qu’elle se sentait à présent comme ligotée, emmaillotée, serrée dans un cocon qui peu à peu lui avait interdit tout geste, tout élan, toute idée nouvelle ?

Était-ce la vieillesse, cet engourdissement progressif, ce rétrécissement léthal qui niait le moindre frémissement du corps et de l’âme ?

Ce cheminement circulaire de la pensée qui excluait tout écart et qui semblait devoir suivre immanquablement la même route sans le moindre espoir de pouvoir un jour oser s’en écarter.

Toutes ces pensées ressassées, retournées, reconsidérées à l’infini – immobilité de l’esprit, ankylosé et point mort de l’âme, rigidité d’un corps amoindri et qui ne semblait plus vous obéir, comme si désormais il appartenait à un autre : tout cela était-il donc à ce point inévitable et inexorablement prévu ?

Tante Maud, qui de tout temps, avait savouré la lumière et l’espace transfigurés de la fin du jour, se laissait à présent noyer dans une sorte d’hébétude inquiète, d’angoisse diffuse qui lui faisait considérer ces instants jadis bénis, comme l’agonie perverse du jour, le seuil redoutable et obligé d’une obscurité menaçante.

Elle, dont les insomnies s’étiraient d’une berge à l’autre de la nuit, émergeait au matin, gravide encore de tous les maléfices des ténèbres, comme un noyé gorgé d’eau déposé sur la rive.

Mais au fur et à mesure que s’allongeaient les ombres, tante Maud guettait lesubtil envahissement de l’obscurité, le lent obscurcissement de l’espace  tandis que menaçait l’insolente et inexorable victoire de la nuit.

Il lui semblait à présent avoir atteint le revers de sa vie et ses veilles qui en venaient à grignoter ses nuits presque jusqu’à épuisement, la lais­saient pantelante et ô combien meurtrie !

Le jour nouveau n’avait plus de saveur et elle l’affrontait comme une épreuve répétée et chaque fois plus pénible : elle était le coureur de haies fatigué, qui, sa course terminée, voit surgir comme dans un cauchemar, à l’infinid’autres haies, toujours plus difficiles à franchir et toujours plus rapprochées.

Si seulement elle pouvait crier ‘grâce !’, cette course hallucinante s’arrêterait peut-être d’elle-même ?

Derrière les rideaux tirés, le soleil en avait profité pour disparaître, plongeant du même coup le quartier de Bloomsbury, le British Muséum et la petite maison de style géorgien de tante Maud dans une obscurité tangible et foisonnante.

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