Nouvelle – L’oiseau
Jamais Clotilde n’avait franchi cette porte sans avoir l’impression plutôt la certitude de pénétrer dans un univers profondément antre ; il faut dire aussi que la porte elle-même participait de ce dépaysement : son épaisseur impressionnante pour une enfant de neuf ans, et ses lourdes ferrures aux volutes médiévales fixées sur les vantaux par d’énormes clous à tête ronde, la prenaient chaque fois au piège de leurs arabesques compliquées et tellement fascinantes, elle ne pouvait s’empêcher de les parcourir des yeux, sur toute leur longueur, comme on le ferait pour une route tracée sur une carte et que l’on s’apprêterait à suivre…
Elle en oubliait, pendant cette brève rêverie, de tirer l’anneau de cuivre qui faisait tressaillir jusqu’au tréfonds de la conciergerie, une petite cloche aigrelette dont le timbre semblait danser au bout de son fil de fer et hoqueter de plaisir. La lourde porte s’ouvrait enfin dans un déclic autoritaire, péremptoire, c’était, à chaque fois, un instant de 90 vertige, lorsqu’en équilibre entre deux mondes, encore enrobée de son univers à elle, domestique, familial, elle se retrouvait propulsée, dès l’imposante porte franchie, dans le sein du pieux et vaste cocon du pensionnat religieux.
Depuis l’automne elle était externe. Il lui semblait, lorsqu’elle avait épuisé toutes ses forces à refermer péniblement le lourd vantail, qu’elle désespérait à chaque fois de ne pouvoir rouvrir, qu’elle ait l’impression de rejeter une partie d’ellemême, mais qu’en même temps, dès le seuil franchit, il lui poussait, dans le dos, des ailes d’archange, et qu’elle marchait, désormais, la tête nimbée d’une auréole, absorbée, prise dans l’anguleuse pénombre du cloître néo-gothique replié à angles droits sur son énorme buisson d’acanthacées épineuses d’un vert froid, sombre et lisse et dont elle retrouvait les feuilles redites dans l’ocre du grès des chapiteaux dans la chapelle, tels de multiples échos, figés, sublimés, prières de pierre et de foi répétées à travers les âges et posées là, à l’envol des voutes, comme de grands oiseaux immobiles pétrifiées par les bâtisseurs.
A gauche, le cloître s’ouvrait à claire-voie sur les vastes perspectives de pelouses où des platanes et des marronniers plus que centenaires émondaient l’azur étalant leurs amples frondaisons aussi haut que les grands toits raides d’ardoise grise du pensionnat. Et tout autour, le mur imposant, sans faille, qui occultait d’ailleurs et ne permettait que le ciel et à l’horizon, la silhouette modeste du Mont Saint-Firmin, distante, impersonnelle, voilée de brume…
De temps en temps au ras du mur, de longues péniches placides glissaient langoureusement sur le canal en contre-haut : seuls signes de vie extérieure, une fois la lourde porte franchie, mis à part, un beau matin, le vol silencieux, inquiétant, d’un long ballon captif d’un gris d’orage, qui, rasant les arbres, fit naître au- dessus du perron et de la cour d’honneur, une ombre menaçante, y voilant de ténèbres le moindre petit caillou blanc encore tout tiède de soleil, pétrifiant dans leur élan les courses zigzagantes et vermiculées d’une récréation , aimantant le regard et le souffle..
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