Tome I

Nouvelle – Rue Pavée du Cherche-Soucis

Comme autant de gravides solitudes
Tête de taureau

Rue Pavée du Cherche-Soucis Jamais encore Léopold n’était entré dans un salon de coiffure pour hommes aussi étrange, encore que l’adjectif exceptionnel conviendrait beaucoup mieux pour qualifier la boutique à l’enseigne évoquant à s’y méprendre une « muleta » de matador sur laquelle étaient écrits ces mots « Al Volapié » (dialecte local, pensa Léopold), pour qualifier l’intérieur plus précisément, car il est vrai que de l’extérieur rien, à part l’enseigne, n’avait laissé supposer un agencement aussi original, dans le aussi étonnant salon de coiffure, 7 Rue Pavée du Cherche-Soucis. Léopold l’avait choisi pour deux raisons tout à fait étrangères à la décoration intérieure du magasin, décoration qu’il n’avait d’ailleurs pas encore vue, la première étant le nom de la rue qui lui avait paru recréer une atmosphère discrètement balzacienne qui, d’emblée lui avait plu, et cela d’autant qu’un modeste panonceau signalait aux éventuels amateurs que le coiffeur rasait aussi barbes et moustaches.

Ce fut en somme ce qui décida Léopold, non à entrer séance tenante chez son futur coiffeur, mais tout simplement à le choisir, tout en attendant le lendemain pour s’y décider vraiment. En effet, Léopold avait toujours besoin d’un temps, non pas de réflexion, mais plutôt d’apprivoisement, pour appréhender les choses petit à petit, en douceur. Si bien, qu’entrer aussitôt dans la boutique du coiffeur, lui aurait semblé une violence faite non à ce dernier bien sûr, mais à lui-même et il n’aurait pu en aucune manière s’y résoudre, il se contenta donc d’analyser en détail l’éventaire de la vitrine où une collection fort impressionnante de rasoirs à main d’époques diverses avait été disposée et enrubannée de telle façon sur un superbe coussin de velours noir et or qu’ils évoquaient à s’y méprendre des banderilles que l’on aurait raccourcies, plutôt que de simples rasoirs à main démodés et hors d’usage. Ils avaient en outre un petit air agressif et provocateur que Léopold ne manqua pas de constater, sans pour autant le formuler, l’appréciation restant au niveau d’une vague intuition, une sorte d’effluve de la pensée.

Le nom de la rue l’intriguait davantage, car qui aurait été assez fou pour chercher des soucis, ces fleurs que les latins appelaient « solsequia » parce qu’elles, à l’instar des tournesols, suivaient la marche du soleil, entre les pavés ronds de cette rue étroite, où Justement le soleil n’atteignait qu’en plein été les étages inférieurs et jamais le rez-de-chaussée des maisons qui la bordaient. A moins qu’il ne s’agisse pas des fleurs mais « bien plutôt des soucis rongeurs d’âmes, gangrène des cœurs anxieux, qui le saurait ? Léopold musait ainsi, spéculant sur l’origine et le sens du nom de la rue où demain il reviendrait se faire couper les cheveux et la barbe… et tandis qu’il s’éloignait, songeur, de la petite boutique, au 7 Rue Pavée du Cherche-Soucis, un air fringant tiré de la Carmen de Bizet flotta, comme le ferait un petit foulard de soie à la portière d’une limousine, léger, emporté par le vent encore tiède de l’automne à peine entamé.

Ce soir-là, la mélodie de Bizet le suivit jusqu’à l’instant béni du sommeil et même au-delà, l’enveloppa dans une sorte de nasse impalpable mais vivante qui, tissée avec les lambeaux de ses rêves, le retrouva dès son réveil, le conduisant quasi à son insu, comme un somnambule, jusqu’à la boutique du coiffeur où l’agressive collection de vieux rasoirs l’accueillit, cruellement présente aussi pour échapper à ce déploiement barbare, descendant les trois marches, il se faufila ou plutôt s’engouffra avec la hâte de celui qu’on poursuit, sans le salon ‘Al Volapié’ en contre-bas, où l’effet de surprise fut à la fois démesuré et si déroutant qu’il eut l’impression de perdre littéralement pied, comme si on l’avait soudain amputé des deux jambes. Non pas que les dimensions du salon fussent démesurées, en réalité elles étaient plutôt réduites, mais la composition du décor tenait à la fois du plateau d’un théâtre et d’un espace volé au musée Grévin ou à celui de Madame Tussauds où ne manquaient que les figures de cire. Sur les trois pans de mur de la pièce, toute une kyrielle de photos polychromes représentant un torero, toujours le même d’ailleurs, aux prises avec le taureau durant les phases les plus marquantes de la corrida, entouraient comme d’une guirlande de fleure tressées trois profonds miroirs qui, à la fois 163 mangeaient toute la surface ou presque, des trois pans de mur, mais en même temps multipliaient l’espace dans toutes les directions donnant à ce salon de coiffure exigu des dimensions d’arènes ou tout au moins de salles des fêtes.

Devant ces trois miroirs de belle taille, trois sièges imposants destinés aux clients pivotaient sur un axe, fixés au sol par d’énormes boulons de cuivre luisant comme des escarboucles sur le rouge sang de bœuf des tommettes hexagonales. Entre ces miroirs, tout l’espace qui n’avait pas été dévoré par les photos de toréro toréant, était soigneusement occulté par les divers attributs de ce dernier : banderilles pomponnées de rubans bariolés, muletas écarlates évoquant l’estocade, capes surbrodées de fils d’or et d’argent torsadés et , suspendue à une patère sur le pan de mur qui lui faisait face, Léopold découvrit une ‘mona y coleta’ de satin noir, cette coiffe hémisphérique des toreros, qui pour les non-initiés ressemblerait confusément à la barrette trilobée de nos chanoines d’antan, elle paraissait avoir été accrochée là, sans aucune recherche d’esthétique 164 mais plutôt lancée négligemment et avec adresse au bout de la patère à l’issue d’une corrida particulièrement harassante. Léopold, fasciné, n’en finissait pas de se délecter à embrasser des yeux et du cœur ce décor insolite dont il n’avait pas encore, au milieu de cette singulière accumulation monographique ou plutôt monomaniaque, découvert l’épicentre pour ainsi dire.

Découvrez la suite dans le recueil « Comme autant de gravides solitudes » tome I en version papier ou ebook.